Mai 2009 – Un suisse à Paris

Dans la rue, arc-bouté sur sa cigarette, ses petites lunettes rondes vissées sur le bout de son nez, et son pas hésitant, Victor Cuno détonne. Avec sa veste à carreaux et ses petits cheveux paille en bataille, il promène nonchalamment sa silhouette de Tchao Pantin dans les rues du XIème arrondissement, où il a élu domicile il y a 19 ans déjà.

vcu_thomaspirel.shklLa vie de ce Mr Claquettes commence comme dans un film de Franck Capra. C’est dans une petite salle de cinéma de la ville de Bâle en Suisse alémanique, en plein milieu des années 60, qu’un adolescent pas comme les autres découvre subjugué “Chantons sous la pluie”. « Good Morning » de Gene Kelly va tout simplement changer sa vie. Les claquettes deviennent une idée fixe dans l’esprit de ce jeune bourgeois suisse. Mais pas question d’inquiéter tout de suite des parents attentifs. Ils veulent pour lui, une existence stable et sans surprise loin des heurts des années 30 et de la Seconde Guerre Mondiale, qu’ils ont connus. Il s’agit de rassurer une maman qui l’a eu tard : 38 ans. Alors Victor trouve un bon compromis en rentrant dans le prestigieux Conservatoire Classique de Bâle.

Victor fait tout : il danse, chante, compose, joue du piano sauf des claquettes… Il devra attendre le début des années 1970 pour enfiler ses premières chaussures…

Comme la majorité de ses camarades de classe, il monte une troupe amateurs. Pour les besoins d’une représentation, il va taper du pied pour la première fois. Il apprend en bluffant sous le regard bienveillant d’un vieux professeur suisse : mémoire vivante des claquettes de l’après guerre. Victor marche à l’instinct et à l’envie. Et ce qu’il aime dans cet art délaissé par les esthètes de cette fin de siècle : c’est la simplicité, l’accessibilité et l’immédiateté. Le numéro est un succès : Victor y interprète un gangster de Chicago en guêtres qui dévalisent les méchants banquiers arnaqueurs en les attaquants à coups de semelles de fer, pour les défendre des petits épargnants.

Le monde ne lui suffit plus, il débarque à Paris avec sa petite valise : direction le XIème arrondissement : son coup de cœur. La France ne connaît pas la crise, c’est juste avant le premier choc pétrolier et l’époque est à la légèreté. Paris digère à peine sa révolution culturelle de Mai 68, la vie est facile.

« Il est interdit d’interdire » a fait son chemin dans les esprits et Victor se lance sans se poser de questions. Il loue une salle au Café de la Danse pour donner des cours de claquettes et ça marche! Pendant 19 ans, le suisse élancé va taquiner le parquet de la salle parisienne avec des amateurs et des futurs professionnels des claquettes. Le Café de la Danse lui permet d’être indépendant et installé, les claquettes ont désormais leur vitrine officielle, leur rendez-vous. Gene Kelly et Fred Astaire ont trouvé en Victor un digne héritier de l’art de taper du pied. Et plus que ça même, car tout en les respectant, notre Suisse veut s’affranchir des Classiques. Les claquettes, c’est tout de suite, pour tout le monde et sur n’importe quelle musique : rap, hip hop, blues, soul. Les claquettes séduisent, intriguent assurant ainsi une clientèle régulière qui lui permet de vivre. Car notre professeur parvient à lier passion et sens des affaires. Le succès des cours du Café de la Danse l’encouragent s’installer à son compte : il élit domicile au 21 de la rue Keller il y a 11 ans, pour monter sa propre école : Swingtap. Il fait tourner toute la petite affaire et s’impose comme la plaque tournante des claquettes en France, l’air de rien, tout simplement.

« La passion ça se développe » dit-il à la terrasse d’un café entre deux gorgées de bière blanche. Et Victor fait ce qu’il dit. Il développe les claquettes dès que cela lui est possible : au grand écran : dans le film : « Qu’est ce qu’on attend pour être heureux ? » de Coline Serreau, sur scène : avec la comédie musicale : « Steppin’ Out » ou encore au Ballet avec « Cendrillon » de Nouréev. Plus récemment, Antoine de Caunes interprète « Good Morning » en claquettes, en direct des Césars : Victor Cuno est derrière le rideau attentif.

Victor Cuno a une jolie histoire. Comme il dit si bien lui-même avec son accent germanique : « On est pas courageux, quand ça marche ». Mais le travail, la précision, la rigueur, le bon sens liés à la passion: c’est lui. Il faut travailler sa passion, assumer le quotidien et créer une émulation autour de soi. Car Victor n’est pas seul. Concentré dans une rue, voir un immeuble : Victor fait partager sa passion : à son équipe, à ses les élèves d’hier, aux voisins du quartier et surtout à sa famille : sa femme et son fils Marius, 7 ans qui assure déjà la relève dans le monde des claquettes. Le jeune Marius a voulu taper du pied dès deux ans et trône aujourd’hui sur les podiums des compétitions internationales de claquettes pour juniors.

Encore une fois : « La vie est belle » et il est possible de vivre sa passion au quotidien. Loin de la morosité actuelle, Victor est un humble poète qui avec un piano et deux bouts de fer rend heureux. Il ne regrette rien quand il se souvient de son arrivée à Paris au milieu des années 70. En coloc d’abord, puis un bail à son nom, puis le sésame absolu pour ses parents : il devient propriétaire d’un appartement dans le XIème. Victor n’a jamais songé vivre ailleurs. Il est touché par ces liens humains qui se nouent aisément. Il aime regarder le travail des menuisiers du Faubourg St Antoine, et apprécie la sagesse des bouquinistes qui jalonnent les rues du quartier. En plus de 20 ans, Victor a observé avec une légère inquiétude les mutations de son petit Paris. L’apparition de l’Opéra Bastille à la fin des années 80 marque un tournant.

Le paysage humain change : les marchands de livre sont remplacés par des boutiques branchées. Mais malgré cela, Victor se sent chez lui. Il a réunit tout son univers dans une rue : l’école Swingtap est à quelques mètres de chez lui. Il aime les friperies de la rue des Taillandiers et les restaurants qui ont une âme comme « Au 10 vins Muguet ».

Et il est tout simplement heureux quand il boit une bière blanche bien installé en terrasse du Pause Café.

Aujourd’hui, perché sur ses 55 ans , Victor continue à explorer sa passion et à la faire partager. Il est l’auteur du très reconnu : « Guide du débutant » : fidèle à son postulat de base : les claquettes, c’est pour tout le monde. Il a également rédigé un « Dictionnaire pratique des claquettes d’aujourd’hui », pour l’usage des plus initiés. A l’heure actuelle, il se penche sur le sens de cet art pas comme les autres et de son évolution à travers le temps. Car le jeune homme qui tapait du pied à Bâle a pris conscience de son rôle, du sens qu’il a mis dans sa passion et de l’héritage qui lui faut transmettre.

Texte par Victoire Daboville / Photo par Thomas Pirel